
Il y a aussi la musique.
J'écoute Oscar Peterson depuis quelques temps, et l'on vient de m'offrir de nouveaux disques de lui. Il faut dire que ce pianiste, né en 1925, a sorti plus de 400 disques...
Voici quelques réflexions sur sa musique, à partir d'un article de Jacques Réda intitulé "Oscar Peterson, le dernier pianiste" (il figure dans son livre: L'improviste, une lecture du jazz, Gallimard Folio, pp. 346-58).
Jacques Réda note d'abord que cette musique que le public apprécie beaucoup, les critiques ne l'ont pas réellement comprise. Tous reconnaissent ses nombreuses qualités: sensibilité, technique, imagination, swing... Mais pour certains, "la présence phénomènale de Peterson s'interprète comme excédentaire". Il en fait trop, n'a rien à dire. Pour d'autres, Peterson n'est qu'un "pur et simple phénomène". "Non interprétative, la critique la plus louangeuse n'explique pas pourquoi, à l'inverse des phénomènes qui l'ont précédé et rendu possible, celui-là reste sans postérité".
C'est ce que Jacques Réda se propose d'expliquer, lui qui considère qu'arrivant "au bout de la chaîne", "Peterson ressentit à la fin du jazz comme une prodigieuse redondance".
"Il réempoigne vers 1950 toute l'histoire du jazz au piano, et - l'augmentant de toute sa force et de toute sa vitesse personnelles - il la rebrasse et la redouble d'autant plus hardiment que c'est une prouesse superflue: tout est dit et Oscar Peterson ne sert à rien, sinon à Peterson où aboutit la longue série d'engendrements, de réactions, d'emprunts, de ruptures qui le constituent, et l'obligent à se porter lui-même à bout de bras. Il est le luxe dont l'histoire du jazz en bout de course se couronne. Mais l'inquiétude n'est pas absente de ce dernier couronnement, et c'est dans l'intense activité presque fiévreuse, dans la surabondance qu'elle se trahit. Comme si d'abord, et la fin proche, Peterson se hâtait de faire ruisseler toutes les notes qui, parce que l'histoire est allée trop vite, n'ont pu être jouées avant lui ; comme si encore l'espace équivoque de la fin pouvait être malgré tout comblé par quelque utltime et titanesque effort dressant contre elle un torrent mélodique infranchissable"
Oui. Et c'est justement ce qui est superbe dans l'oeuvre de Peterson. Certes, une musique qui "ne sert à rien" car elle ne dit rien de nouveau. Celle de Parker était "à proprement parler inouïe" (lire l'article "La coupure de Charlie Parker" dans le même recueil). Celle de Peterson "rebrasse", "redouble". Elle ne sert à rien... si ce n'est de jouer des notes qui n'avaient pu l'être car "l'histoire est allée trop vite". Et ce n'est pas rien, pas tout à fait. Car cette urgence a une influence directe sur le style de Peterson. Il faut se hâter de "faire ruisseler toutes les notes" et de dresser "un torrent mélodique". C'est ce style, ce jeu que Jacques Réda décrit dans la suite du texte, dont voici un extrait:
"Powell semble toujours vouloir pulvériser un obstacle ; Peterson se propose plus modestement d'arroser, avec toutefois une ardeur et une profusion quasi lyriques. Aussi pouvons-nous prendre un plaisir égal au sien, quand la vanne s'ouvre à fond d'un seul coup et que le tuyau exécute une gigue fantastique dans l'herbe et au-dessus des massifs, avant que sa pluie heureuse et drue ou caresssante ne nous asperge [...]

(ci-dessus, à droite: Peterson peint par Raymond Moretti)
