28.3.06

Point de vue
Des statistiques pour raison garder, par Jean-François Couvrat
LE MONDE 27.03.06 13h49 • Mis à jour le 27.03.06 13h49

Les entreprises n'embauchent plus. 23 % des jeunes sont au chômage. Le marché du travail est trop rigide. Donnons aux chefs d'entreprise la flexibilité qu'ils réclament et l'emploi des jeunes viendra par surcroît. De cette démonstration germa l'idée du contrat première embauche (CPE).

Dire que les entreprises n'embauchent plus, c'est confondre embauche et création nette d'emplois. En vérité, les entreprises n'ont jamais cessé d'embaucher des salariés en masse : pas moins de 3,6 millions en 1993, année de franche récession ; 4,8 millions en 2003, année de très molle croissance ; et jusqu'à 5,4 millions en 2000, année de très forte expansion. Un emploi sur trois change ainsi de titulaire, à la suite d'un départ en retraite, d'une démission, ou, de plus en plus, d'un licenciement pour motif personnel. Lorsque les entreprises anticipent une expansion de leur marché, les embauches excèdent les départs. Les entreprises créent alors des emplois nouveaux en plus ou moins grand nombre selon la conjoncture : 1,455 million de 1999 à 2001, selon Eurostat. Durant ces "trois glorieuses", les créations nettes d'emplois en France ont excédé de 74 % celles du Royaume-Uni. Question de rigidité ?

Le taux de chômage des jeunes de 15 à 24 ans atteint bel et bien 23 % en France, et ce chiffre, proche du record européen, est un précieux argument des partisans du CPE. Mais que signifie-t-il ? Pas grand-chose. Le taux de chômage des 15-24 ans, c'est, comme son nom l'indique, une fraction. Au numérateur : le nombre de jeunes inscrits à l'ANPE. Au dénominateur : la population active âgée de 15 à 24 ans, c'est-à-dire au travail ou cherchant un emploi. Or en France, les jeunes vont à l'école ou à l'université beaucoup plus longtemps que dans le reste de l'Europe et moins d'un jeune sur deux figure dans la population active. C'est ce phénomène qui, en rognant le dénominateur, déforme jusqu'à la caricature le ratio du taux de chômage des jeunes. Rapportons le nombre des jeunes chômeurs à la totalité de leur classe d'âge, comme le fait Eurostat. On découvre alors que 8,1 % des jeunes français de 15 à 24 ans sont au chômage. C'est un peu moins que la moyenne européenne.

La force du CPE, affirment encore ses partisans, c'est d'assouplir le marché du travail français, qu'ils jugent excessivement rigide. Tout y est organisé, expliquent-ils, pour sauvegarder les emplois existants, au détriment des chômeurs - des jeunes chômeurs en particulier. Pour eux, point de salut sans une plus grande mobilité de l'emploi. Le raisonnement pourrait séduire, n'était l'obstination des statistiques à le mettre lui aussi en pièces. Car, en matière de flexibilité, la France est bien placée. Au troisième trimestre 2005, indique Eurostat, 6,7 % des salariés français avaient débuté leur emploi au cours des trois derniers mois. Il s'agit, écrit l'institut européen des statistiques, d'un "indicateur de la mobilité des travailleurs et de la flexibilité du marché du travail". Là aussi, la France supplante le Royaume-Uni et figure dans le peloton de tête de l'Union, où le taux de mobilité ne dépasse pas 4,9 % en moyenne.

Il y a sans doute beaucoup à faire pour les jeunes Français. A commencer par une meilleure formation. Mais, si l'on veut qu'un débat utile s'instaure, peut-être faudrait-il que les acteurs et les observateurs commencent par analyser eux-mêmes les statistiques, au lieu de se laisser aveugler par les argumentaires frelatés des communicants.

Jean-François Couvrat, essayiste, est journaliste économique, il est l'auteur de La Face cachée de l'économie mondiale (Hatier, 1989).
Jean-François Couvrat
Article paru dans l'édition du 28.03.06

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