22.12.05

Infos-Irak 14


1/ Des informations sur la propagande impérialiste
2/ Des extraits du texte lu par Harold Pinter lors de la remise de son prix Nobel de littérature. Après avoir souligné l'importance de l'étude des "crimes commis par les États-Unis" durant la guerre froide (notamment en Amérique latine) pour comprendre "l'état actuel du monde", il y dénonce vivement l'occupation de l'Irak.

Propagande Impérialiste
Le Los Angeles Times a révélé que l'armée américaine rémunère secrétement des journaux irakiens afin qu’ils publient des articles rédigés par ses militaires. Ils sont traduit de l'anglais à l'arabe par une entreprise privée du secteur de la défense fondée en 2003, le Lincoln Group, dont le siège est à Washington. Proche des Républicains, le Lincoln Group a obtenu un contrat de 5 millions de dollars en 2004, avant d'être l'un des heureux bénéficiaires, en juin 2005, d'un contrat pouvant aller jusqu'à 100 millions de dollars en cinq ans, dans le cadre d'opérations psychologiques.

Ces textes sont présentés comme des articles rédigés par des journalistes indépendants ou des " citoyens irakiens " (Al Sabah, 19/07/05). Le quotidien Addustour a, par exemple, reçu près de 1 500 dollars pour publier un article intitulé : "Plus d'argent va au développement de l'Irak". Le Lincoln Group et des militaires américains payent aussi des journalistes irakiens pour les remercier de leurs articles favorables ou pour les encourager à en écrire. Selon Knight Ridder, ces reporters touchent 200 dollars par mois, somme importante en Irak. Ils sont payés par l'intermédiaire du Bagdad Press Club, une organisation créée par l'armée américaine.
"Si tous les éléments de cette histoire sont vrais, il y a des choses que je trouve gênantes", a affirmé un porte-parole du Pentagone. "Nous sommes très préoccupés par ces allégations. Nous demandons davantage d'informations au Pentagone", a déclaré Scott McClellan, porte-parole de la Maison blanche. "Les Etats-Unis sont pilotes pour promouvoir et défendre la liberté et l'indépendance de la presse dans le monde et nous continuerons à le faire. Nos opinions sont très claires sur la liberté de la presse. Sur ce sujet particulier, nous voulons déterminer quels sont les faits et nous pourrons ensuite en parler plus", a-t-il ajouté. Des militaires de l'"Information Operations Task Force", le département de la presse de l'armée américaine, s’exprimant au nom de "nous, le peuple irakien", c’est en effet un bel exemple de la " liberté ", de " l’indépendance " et de la " démocratie " que met en place l’envahisseur… Officiellement, 13 journalistes ont été tués par les balles de l’armée américaine en Irak.

Contrairement aux combats militaires, les combats idéologiques ont lieu partout et en permanence. En Italie, le chef du gouvernement, Silvio Berlusconi, possède le groupe de télévision privé Mediaset. La direction du groupe a bloqué, à la dernière minute, la diffusion — prévue pour le jeudi 8 décembre et annoncée comme un scoop — d'une vidéo tournée par un militaire italien au moment d'un échange de tirs à Nassiriya, dans le sud de l'Irak. Le reportage " Une journée de guerre à Nassiriya " était très embarrassant pour un pouvoir qui a toujours présenté l'envoi de ses troupes en Irak comme une "intervention humanitaire". Sur fond d'images de guerre, les soldats italiens s'y incitent mutuellement "à achever" les "bâtards" irakiens. Dans le décryptage audio de la vidéo publié vendredi 9 décembre par le Corriere della Sera, on entend un soldat crier "Luca vient d'en abattre deux autres". Un autre s'écrie : "Quels coups, quel spectacle !". Un troisième indique au-delà du pont un "ennemi blessé" et lance à son voisin : "Regarde-le comme il bouge, ce bâtard !" Avant de conclure : "Achève-le !".

Comme le note Le Monde (10/12/05), " il est vrai qu'après avoir vu la vidéo il est difficile d'imaginer encore ces soldats en train d'accomplir paisiblement leur mission de soutien à la population ". Heureusement, le film a déjà été diffusé par RAI News 24. Cette chaîne du service public avait aussi montré un reportage sur l’emploi par les militaires américains du phosphore blanc, un puissant agent chimique mortel, contre des combattants et des civils de Fallouja (Infos-Irak 13).

L’invasion de l’Irak ? " Un acte de banditisme, un acte de terrorisme d'État patenté " (Harold Pinter, prix Nobel de littérature 2005).
" ... Comme le sait ici tout un chacun, l'argument avancé pour justifier l'invasion de l'Irak était que Saddam Hussein détenait un arsenal extrêmement dangereux d'armes de destruction massive, dont certaines pouvaient être déchargées en 45 minutes, provoquant un effroyable carnage. On nous assurait que c'était vrai. Ce n'était pas vrai. On nous disait que l'Irak entretenait des relations avec Al-Qaida et avait donc sa part de responsabilité dans l'atrocité du 11 septembre 2001 à New York. On nous assurait que c'était vrai. Ce n'était pas vrai. On nous disait que l'Irak menaçait la sécurité du monde. On nous assurait que c'était vrai. Ce n'était pas vrai.
La vérité est totalement différente. La vérité est liée à la façon dont les États-Unis comprennent leur rôle dans le monde et la façon dont ils choisissent de l'incarner.

Mais avant de revenir au temps présent, j'aimerais considérer l'histoire récente, j'entends par là la politique étrangère des États-Unis depuis la fin de la seconde guerre mondiale. Je crois qu'il est pour nous impératif de soumettre cette période à un examen rigoureux, quoique limité, forcément, par le temps dont nous disposons ici.
Tout le monde sait ce qui s'est passé en Union soviétique et dans toute l'Europe de l'Est durant l'après-guerre : la brutalité systématique, les atrocités largement répandues, la répression impitoyable de toute pensée indépendante. Tout cela a été pleinement documenté et attesté.

Mais je soutiens que les crimes commis par les États-Unis durant cette même période n'ont été que superficiellement rapportés, encore moins documentés, encore moins reconnus, encore moins identifiés à des crimes tout court. Je crois que la question doit être abordée et que la vérité a un rapport évident avec l'état actuel du monde. Bien que limitées, dans une certaine mesure, par l'existence de l'Union soviétique, les actions menées dans le monde entier par les États-Unis donnaient clairement à entendre qu'ils avaient décrété avoir carte blanche pour faire ce qu'ils voulaient.

L'invasion directe d'un état souverain n'a jamais été, de fait, la méthode privilégiée de l'Amérique. Dans l'ensemble, elle préférait ce qu'elle a qualifié de "conflit de faible intensité". "Conflit de faible intensité", cela veut dire que des milliers de gens meurent, mais plus lentement que si vous lâchiez une bombe sur eux d'un seul coup. Cela veut dire que vous contaminez le cœur du pays, que vous y implantez une tumeur maligne et que vous observez s'étendre la gangrène. Une fois que le peuple a été soumis - ou battu à mort - ça revient au même - et que vos amis, les militaires et les grandes sociétés commerciales, sont confortablement installés au pouvoir, vous allez devant les caméras et vous déclarez que la démocratie l'a emporté. C'était monnaie courante dans la politique étrangère américaine dans les années auxquelles je fais allusion.

La tragédie du Nicaragua s'est avérée être un cas extrêmement révélateur. Si je décide de l'évoquer ici, c'est qu'il illustre de façon convaincante la façon dont l'Amérique envisage son rôle dans le monde, aussi bien à l'époque qu'aujourd'hui.
J'ai assisté à une réunion qui s'est tenue à l'Ambassade des États-Unis à Londres à la fin des années 80.
Le Congrès américain était sur le point de décider s'il fallait ou non donner davantage d'argent aux Contras dans la campagne qu'ils menaient contre l'État du Nicaragua. J'étais là en tant que membre d'une délégation parlant au nom du Nicaragua, mais le membre le plus important de cette délégation était un certain Père John Metcalf. Le chef de file du camp américain était Raymond Seitz (alors bras droit de l'ambassadeur, lui-même nommé ambassadeur par la suite). Père Metcalf a dit : "Monsieur, j'ai la charge d'une paroisse au nord du Nicaragua. Mes paroissiens ont construit une école, un centre médico-social, un centre culturel. Nous avons vécu en paix. Il y a quelques mois une force de la Contra a attaqué la paroisse. Ils ont tout détruit : l'école, le centre médico-social, le centre culturel. Ils ont violé les infirmières et les institutrices, massacré les médecins, de la manière la plus brutale. Ils se sont comportés comme des sauvages. Je vous en supplie, exigez du gouvernement américain qu'il retire son soutien à cette odieuse activité terroriste."

Raymond Seitz avait très bonne réputation, celle d'un homme rationnel, responsable et très bien informé. Il était grandement respecté dans les cercles diplomatiques. Il a écouté, marqué une pause, puis parlé avec une certaine gravité. "Père, dit-il, laissez-moi vous dire une chose. En temps de guerre, les innocents souffrent toujours." Il y eut un silence glacial. Nous l'avons regardé d'un œil fixe. Il n'a pas bronché.
Les innocents, certes, souffrent toujours.

Finalement quelqu'un a dit : "Mais dans le cas qui nous occupe, des 'innocents' ont été les victimes d'une atrocité innommable financée par votre gouvernement, une parmi tant d'autres. Si le Congrès accorde davantage d'argent aux Contras, d'autres atrocités de cette espèce seront perpétrées. N'est-ce pas le cas ? Votre gouvernement n'est-il pas par là même coupable de soutenir des actes meurtriers et destructeurs commis sur les citoyens d'un état souverain ?"
Seitz était imperturbable. "Je ne suis pas d'accord que les faits, tels qu'ils nous ont été exposés, appuient ce que vous affirmez là", dit-il.
Alors que nous quittions l'ambassade, un conseiller américain m'a dit qu'il aimait beaucoup mes pièces. Je n'ai pas répondu.

Je dois vous rappeler qu'à l'époque le président Reagan avait fait la déclaration suivante : "Les Contras sont l'équivalent moral de nos Pères fondateurs."
Les États-Unis ont pendant plus de quarante ans soutenu la dictature brutale de Somoza au Nicaragua. Le peuple nicaraguayen, sous la conduite des Sandinistes, a renversé ce régime en 1979, une révolution populaire et poignante.

Les Sandinistes n'étaient pas parfaits. Ils avaient leur part d'arrogance et leur philosophie politique comportait un certain nombre d'éléments contradictoires. Mais ils étaient intelligents, rationnels et civilisés. Leur but était d'instaurer une société stable, digne, et pluraliste. La peine de mort a été abolie. Des centaines de milliers de paysans frappés par la misère ont été ramenés d'entre les morts. Plus de 100 000 familles se sont vues attribuer un droit à la terre. Deux mille écoles ont été construites. Une campagne d'alphabétisation tout à fait remarquable a fait tomber le taux d'analphabétisme dans le pays sous la barre des 15 %. L'éducation gratuite a été instaurée ainsi que la gratuité des services de santé. La mortalité infantile a diminué d'un tiers. La polio a été éradiquée.
Les États-Unis accusèrent ces franches réussites d'être de la subversion marxiste-léniniste. Aux yeux du gouvernement américain, le Nicaragua donnait là un dangereux exemple. Si on lui permettait d'établir les normes élémentaires de la justice économique et sociale, si on lui permettait d'élever le niveau des soins médicaux et de l'éducation et d'accéder à une unité sociale et une dignité nationale, les pays voisins se poseraient les mêmes questions et apporteraient les mêmes réponses. Il y avait bien sûr à l'époque, au Salvador, une résistance farouche au statu quo.

J'ai parlé tout à l'heure du "tissu de mensonges" qui nous entoure. Le président Reagan qualifiait couramment le Nicaragua de "donjon totalitaire". Ce que les médias, et assurément le gouvernement britannique, tenaient généralement pour une observation juste et méritée. Il n'y avait pourtant pas trace d'escadrons de la mort sous le gouvernement sandiniste. Il n'y avait pas trace de tortures. Il n'y avait pas trace de brutalité militaire, systématique ou officielle. Aucun prêtre n'a jamais été assassiné au Nicaragua. Il y avait même trois prêtres dans le gouvernement sandiniste, deux jésuites et un missionnaire de la Société de Maryknoll. Les "donjons totalitaires" se trouvaient en fait tout à côté, au Salvador et au Guatemala. Les États-Unis avaient, en 1954, fait tomber le gouvernement démocratiquement élu du Guatemala et on estime que plus de 200 000 personnes avaient été victimes des dictatures militaires qui s'y étaient succédé.

En 1989, six des plus éminents jésuites du monde ont été violemment abattus à l'Université Centraméricaine de San Salvador par un bataillon du régiment Alcatl entraîné à Fort Benning, Géorgie, USA. L'archevêque Romero, cet homme au courage exemplaire, a été assassiné alors qu'il célébrait la messe. On estime que 75 000 personnes sont mortes. Pourquoi a-t-on tué ces gens-là ? On les a tués parce qu'ils étaient convaincus qu'une vie meilleure était possible et devait advenir. Cette conviction les a immédiatement catalogués comme communistes. Ils sont morts parce qu'ils osaient contester le statu quo, l'horizon infini de pauvreté, de maladies, d'humiliation et d'oppression, le seul droit qu'ils avaient acquis à la naissance.

Les États-Unis ont fini par faire tomber le gouvernement sandiniste. Cela leur prit plusieurs années et ils durent faire preuve d'une ténacité considérable, mais une persécution économique acharnée et 30 000 morts ont fini par ébranler le courage des Nicaraguayens. Ils étaient épuisés et de nouveau misérables. L'économie "casino" s'est réinstallée dans le pays. C'en était fini de la santé gratuite et de l'éducation gratuite. Les affaires ont fait un retour en force. La "Démocratie" l'avait emporté.
Mais cette "politique" ne se limitait en rien à l'Amérique centrale. Elle était menée partout dans le monde. Elle était sans fin. Et c'est comme si ça n'était jamais arrivé.
Les États-Unis ont soutenu, et dans bien des cas engendré, toutes les dictatures militaires droitières apparues dans le monde à l'issue de la seconde guerre mondiale. Je veux parler de l'Indonésie, de la Grèce, de l'Uruguay, du Brésil, du Paraguay, d'Haïti, de la Turquie, des Philippines, du Guatemala, du Salvador, et, bien sûr, du Chili. L'horreur que les États-Unis ont infligée au Chili en 1973 ne pourra jamais être expiée et ne pourra jamais être oubliée.

Des centaines de milliers de morts ont eu lieu dans tous ces pays. Ont-elles eu lieu ? Et sont-elles dans tous les cas imputables à la politique étrangère des États-Unis ? La réponse est oui, elles ont eu lieu et elles sont imputables à la politique étrangère américaine. Mais vous n'en savez rien.
Ça ne s'est jamais passé. Rien ne s est jamais passé. Même pendant que cela se passait, ça ne se passait pas. Ça n'avait aucune importance. Ça n'avait aucun intérêt. Les crimes commis par les États-Unis ont été systématiques, constants, violents, impitoyables, mais très peu de gens en ont réellement parlé. Rendons cette justice à l'Amérique : elle s'est livrée, partout dans le monde, à une manipulation tout à fait clinique du pouvoir tout en se faisant passer pour une force qui agissait dans l'intérêt du bien universel. Un cas d'hypnose génial, pour ne pas dire spirituel, et terriblement efficace.

Les États-Unis, je vous le dis, offrent sans aucun doute le plus grand spectacle du moment. Pays brutal, indifférent, méprisant et sans pitié, peut-être bien, mais c'est aussi un pays très malin. À l'image d'un commis voyageur, il œuvre tout seul et l'article qu'il vend le mieux est l'amour de soi. Succès garanti. Écoutez tous les présidents américains à la télévision prononcer les mots "peuple américain", comme dans la phrase : "Je dis au peuple américain qu'il est temps de prier et de défendre les droits du peuple américain et je demande au peuple américain de faire confiance à son président pour les actions qu'il s'apprête à mener au nom du peuple américain."
Le stratagème est brillant. Le langage est en fait employé pour tenir la pensée en échec. Les mots "peuple américain" fournissent un coussin franchement voluptueux destiné à vous rassurer. Vous n'avez pas besoin de penser. Vous n'avez qu'à vous allonger sur le coussin. Il se peut que ce coussin étouffe votre intelligence et votre sens critique mais il est très confortable. Ce qui bien sûr ne vaut pas pour les 40 millions de gens qui vivent en dessous du seuil de pauvreté ni aux 2 millions d'hommes et de femmes incarcérés dans le vaste goulag de prisons qui s'étend d'un bout à l'autre des États-Unis.

Les États-Unis ne se préoccupent plus des conflits de faible intensité. Ils ne voient plus l'intérêt qu'il y aurait à faire preuve de réserve, ni même de sournoiserie. Ils jouent cartes sur table, sans distinction. C'est bien simple, ils se fichent éperdument des Nations unies, du droit international ou des voix dissidentes, dont ils pensent qu'ils n'ont aucun pouvoir ni aucune pertinence. Et puis ils ont leur petit agneau bêlant qui les suit partout au bout d'une laisse, la Grande-Bretagne, pathétique et soumise.

Où est donc passée notre sensibilité morale ? En avons-nous jamais eu une ? Que signifient ces mots ? Renvoient-ils à un terme très rarement employé ces temps-ci - la conscience ? Une conscience qui soit non seulement liée à nos propres actes mais qui soit également liée à la part de responsabilité qui est la nôtre dans les actes d'autrui ? Tout cela est-il mort ? Regardez Guantanamo. Des centaines de gens détenus sans chef d'accusation depuis plus de trois ans, sans représentation légale ni procès équitable, théoriquement détenus pour toujours. Cette structure totalement illégitime est maintenue au mépris de la Convention de Genève. Non seulement on la tolère mais c'est à peine si la soi-disant "communauté internationale" en fait le moindre cas. Ce crime scandaleux est commis en ce moment même par un pays qui fait profession d'être "le leader du monde libre". Est-ce que nous pensons aux locataires de Guantanamo ? Qu'en disent les médias ? Ils se réveillent de temps en temps pour nous pondre un petit article en page six. Ces hommes ont été relégués dans un no man's land dont ils pourraient fort bien ne jamais revenir. À présent beaucoup d'entre eux font la grève de la faim, ils sont nourris de force, y compris des résidents britanniques. Pas de raffinements dans ces méthodes d'alimentation forcée. Pas de sédatifs ni d'anesthésiques. Juste un tube qu'on vous enfonce dans le nez et qu'on vous fait descendre dans la gorge. Vous vomissez du sang. C'est de la torture. Qu'en a dit le ministre des affaires étrangères britannique ? Rien. Qu'en a dit le premier ministre britannique ? Rien. Et pourquoi ? Parce que les États-Unis ont déclaré : critiquer notre conduite à Guantanamo constitue un acte hostile. Soit vous êtes avec nous, soit vous êtes contre nous. Résultat, Blair se tait.

L'invasion de l'Irak était un acte de banditisme, un acte de terrorisme d'État patenté, témoignant d'un absolu mépris pour la notion de droit international. Cette invasion était un engagement militaire arbitraire inspiré par une série de mensonges répétés sans fin et une manipulation flagrante des médias et, partant, du public ; une intervention visant à renforcer le contrôle militaire et économique de l'Amérique sur le Moyen-Orient et ce faisant passer - en dernier ressort - toutes les autres justifications n'ayant pas réussi à prouver leur bien-fondé - pour une libération. Une redoutable affirmation de la force militaire responsable de la mort et de la mutilation de milliers et de milliers d'innocents.

Nous avons apporté au peuple irakien la torture, les bombes à fragmentation, l'uranium appauvri, d'innombrables tueries commises au hasard, la misère, l'humiliation et la mort et nous appelons cela "apporter la liberté et la démocratie au Moyen-Orient".
Combien de gens vous faut-il tuer avant d'avoir droit au titre de meurtrier de masse et de criminel de guerre ? Cent mille ? Plus qu'assez, serais-je tenté de croire. Il serait donc juste que Bush et Blair soient appelés à comparaître devant la Cour internationale de justice. Mais Bush a été malin. Il n'a pas ratifié la Cour internationale de justice. Donc, si un soldat américain ou, à plus forte raison, un homme politique américain, devait se retrouver au banc des accusés, Bush a prévenu qu'il enverrait les marines. Mais Tony Blair, lui, a ratifié la Cour et peut donc faire l'objet de poursuites. Nous pouvons communiquer son adresse à la Cour si ça l'intéresse. Il habite au 10 Downing Street, Londres.

La mort dans ce contexte devient tout à fait accessoire. Bush et Blair prennent tous deux bien soin de la mettre de côté. Au moins 100 000 Irakiens ont péri sous les bombes et les missiles américains avant que ne commence l'insurrection irakienne. Ces gens-là sont quantité négligeable. Leur mort n'existe pas. Un néant. Ils ne sont même pas recensés comme étant morts. "Nous ne comptons pas les cadavres" a déclaré le général américain Tommy Franks.
Aux premiers jours de l'invasion une photo a été publiée à la une des journaux britanniques ; on y voit Tony Blair embrassant sur la joue un petit garçon irakien. "Un enfant reconnaissant" disait la légende. Quelques jours plus tard on pouvait trouver, en pages intérieures, l'histoire et la photo d'un autre petit garçon de quatre ans qui n'avait plus de bras. Sa famille avait été pulvérisée par un missile. C'était le seul survivant. "Quand est-ce que je retrouverai mes bras ?" demandait-il. L'histoire est passée à la trappe. Eh bien oui, Tony Blair ne le serrait pas contre lui, pas plus qu'il ne serrait dans ses bras le corps d'un autre enfant mutilé, ou le corps d'un cadavre ensanglanté. Le sang, c'est sale. Ça salit votre chemise et votre cravate quand vous parlez avec sincérité devant les caméras de télévision.
Les 2 000 morts américains sont embarrassants. On les transporte vers leurs tombes dans le noir. Les funérailles se font discrètement, en lieu sûr. Les mutilés pourrissent dans leurs lits, certains pour le restant de leurs jours. Ainsi les morts et les mutilés pourrissent-ils, dans différentes catégories de tombes.
Voici un extrait de "J'explique certaines choses"2, un poème de Pablo Neruda :

Et un matin tout était en feu, et un matin les bûcherssortaient de la terredévorant les êtres vivants, et dès lors ce fut le feu, ce fut la poudre, et ce fut le sang.
Des bandits avec des avions, avec des Maures, des bandits avec des bagues et des duchesses, des bandits avec des moins noirs pour bénir tombaient du ciel pour tuer des enfants, et à travers les rues le sang des enfants coulait simplement, comme du sang d'enfants.
Chacals que le chacal repousserait, pierres que le dur chardon mordrait en crachant, vipères que les vipères détesteraient !
Face à vous j'ai vu le sang de l'Espagne se lever pour vous noyer dans une seule vague d'orgueil et de couteaux !
Généraux de trahison : regardez ma maison morte, regardez l'Espagne brisée : mais de chaque maison morte surgit un métal ardent au lieu de fleurs, mais de chaque brèche d'Espagne surgit l'Espagne, mais de chaque enfant mort surgit un fusil avec des yeux, mais de chaque crime naissent des balles qui trouveront un jour l'endroit de votre cœur.

Vous allez demander pourquoi sa poésie ne parle-t-elle pas du rêve, des feuilles, des grands volcans de son pays natal ? Venez voir le sang dans les rues, venez voir le sang dans les rues, venez voir le sang dans les rues !

Laissez-moi préciser qu'en citant ce poème de Neruda je ne suis en aucune façon en train de comparer l'Espagne républicaine à l'Irak de Saddam Hussein. Si je cite Neruda c'est parce que je n'ai jamais lu ailleurs dans la poésie contemporaine de description aussi puissante et viscérale d'un bombardement de civils.
J'ai dit tout à l'heure que les États-Unis étaient désormais d'une franchise totale et jouaient cartes sur table. C'est bien le cas. Leur politique officielle déclarée est désormais définie comme une "full spectrum dominance" (une domination totale sur tous les fronts). L'expression n'est pas de moi, elle est d'eux. "Full spectrum dominance", cela veut dire contrôle des terres, des mers, des airs et de l'espace et de toutes les ressources qui vont avec.

Les États-Unis occupent aujourd'hui 702 installations militaires dans 132 pays du monde entier, à l'honorable exception de la Suède, bien sûr. On ne sait pas trop comment ils en sont arrivés là, mais une chose est sûre, c'est qu'ils y sont.
Les États-Unis détiennent 8 000 ogives nucléaires actives et opérationnelles. 2 000 sont en état d'alerte maximale, prêtes à être lancées avec un délai d'avertissement de 15 minutes. Ils développent de nouveaux systèmes de force nucléaire, connus sous le nom de "bunker busters" (briseurs de blockhaus). Les Britanniques, toujours coopératifs, ont l'intention de remplacer leur missile nucléaire, le Trident. Qui, je me le demande, visent-ils ? Oussama Ben Laden ? Vous ? Moi ? Tartempion ? La Chine ? Paris ? Qui sait ? Ce que nous savons c'est que cette folie infantile - détenir des armes nucléaires et menacer de s'en servir - est au cœur de la philosophie politique américaine actuelle. Nous devons nous rappeler que les États-Unis sont en permanence sur le pied de guerre et ne laissent entrevoir en la matière aucun signe de détente.

Des milliers, sinon des millions, de gens aux États-Unis sont pleins de honte et de colère, visiblement écœurés par les actions de leur gouvernement, mais en l'état actuel des choses, ils ne constituent pas une force politique cohérente - pas encore. Cela dit, l'angoisse, l'incertitude et la peur que nous voyons grandir de jour en jour aux États-Unis ne sont pas près de s'atténuer..."

(Harold Pinter, dramaturge, prix Nobel de littérature 2005)

8.12.05

Eloge de l'indignation

Un soir du printemps 2003, mes amis et moi collions sur les murs d'un bureau de Poste des textes dénonçant les mensonges du gouvernement sur la réforme des retraites. Pierre Marcelle passait par là. Le lendemain, il en parlait dans sa tribune. Quelques mois plus tard, il eut vent d'une autre de nos actions, un peu plus spectaculaire. Sans savoir qu'il s'agissait des mêmes, il en rendit compte à nouveau. Mais ce n'est pas la raison pour laquelle je lis très régulièrement sa tribune. C'est plutôt parce qu'il est très rare de partager les mots qu'un journaliste peut mettre sur un sentiment de révolte. Parce que c'est à peu près tout ce qu'il reste d'intelligence critique à "Libé". Parce que cela fait du bien, tout simplement...
Voici sa tribune du jeudi 08 décembre 2005:

Aimé Césaire, l'indigène
par Pierre MARCELLE
Ainsi, ces vérités d'évidence que des penseurs blancs et fringants, par manque de courage ou de conviction n'auront pas énoncées, il fallut qu'un vieux Nègre les rappelle. Il s'appelle Aimé Césaire, entrait cet été dans sa 93e année, et demeure une conscience poétique et politique puissante. Lundi, identifiant dans la promotion médiatique de sa possible rencontre avec le ministre Sarkozy «un piège» dans lequel «il ne tomberait pas», il formula explicitement son refus de «l'esprit de la loi de février» (l'amendement «Y'a bon»). Les écrivains Patrick Chamoiseau et Edouard Glissant l'ont rejoint mardi dans un collectif déterminé à faire abolir «la loi de la honte», et, dans la nuit, invoquant «malentendu» et manque de «sérénité» (sic), Sarkozy renonçait à «sa tournée préélectorale aux Antilles», comme dit le socialiste Victorin Lurel, président de la Région Guadeloupe. A mettre en regard les réactions continentales et ultramarines au désormais fameux texte sur le «rôle positif de la colonisation», on découvre des abysses qui ne laissent pas d'interroger des brûlures où mémoire et banlieues se marient et où l'indigène rejoint le sauvageon. «Lutte ouvrière» y qualifia (lors de son congrès de dimanche) les échauffements citadins de novembre de «révolte d'asociaux». Sans atteindre au flamboyant fantasme «ethno-religieux» de nos beaux esprits parleurs, l'asocial des amis d'Arlette Laguiller n'en semble pas si éloigné. Au confusionnisme de ceux-ci et de ceux-là, on recommandera la relecture du vieux monsieur que j'ai dit au premier paragraphe. «Et c'est là le grand reproche que j'adresse au pseudo-humanisme : d'avoir trop longtemps rapetissé les droits de l'homme, d'en avoir eu, d'en avoir encore une conception étroite et parcellaire, partielle et partiale et, tout compte fait, sordidement raciste.» Aimé Césaire publia son Discours sur le colonialisme en 1953, peu avant le vote d'une autre loi scélérate au nom de laquelle nous est aujourd'hui infligé un Etat d'urgence.